3ème Table ronde culturelle franco-chinoise
28 octobre – 2 novembre 2013
Domaine des Treilles – 83690 Tourtour
La question interpelle nos deux sociétés, la française aussi bien que la chinoise. Mais peut-être pas avec la même actualité ni acuité, le contexte historique n’étant pas le même ici et là. Chaque continent a son horloge. Le bouleversement des mœurs suscité par le décollage économique d’une société rurale et traditionnelle, s’est opéré en France à partir des années 1830 avec la révolution industrielle. Il se déroule en ce moment même en Chine, de façon convulsive et à plus grande échelle.
Le fameux « enrichissez-vous » lancé en France par le ministre Guizot au début du 19e siècle n’intervient pas dans une société spirituellement démunie ou désarmée. Il y a un double encadrement idéologique, par le curé et le catéchisme, d’une part, par l’instituteur et la morale laïque d’autre part. La course à la prospérité et au bien-être individuel sera étalée sur plusieurs générations et régimes, monarchique et républicain. Elle est canalisée dans la classe dirigeante par la matrice religieuse chrétienne, encore prégnante, et chez les dominés, par l’idéal socialiste en sa période montante. Ces deux garde-fous plus ou moins puritains ont, vaille que vaille, empêché une « anomie dévastatrice », en régulant les comportements tant privés que publics (État providence, syndicats indépendants, « morale bourgeoise » en haut, « morale communiste » en bas).
Outre que l’accès de la Chine à la société de consommation a été plus fulminante (trente ans au lieu de cent) – le « enrichissez-vous » de Deng Xiaoping qui a donné libre cours à l’esprit d’initiative ne semble pas avoir rencontré les mêmes normes et régulations. Une idéologie « prolétarienne » en bout de course, avec épuisement des idéaux révolutionnaires (esprit de sacrifice, primauté du collectif, etc.) et des sagesses traditionnelles, longtemps interdites ou combattues, marginalisées : d’où une société en manque de règles éthiques, et une baisse de « la confiance sociale générale », constatée aussi bien par la population que par les dirigeants. Les scandales de corruption touchant les élites à tous les niveaux et nombre de faits divers indiquant la disparition de comportements jusqu’alors tenus pour vertueux, voire élémentaires appellent, nous semble-t-il, une réflexion historique de fond, de type comparatiste, entre chercheurs français et chinois.
Mais ce parallèle sociologique sur des temps courts a des limites d’ordre philosophique, dans la mesure où nous n’entendons pas, sur le long cours, les mêmes choses sous le même mot. À une réflexion sur l’histoire politique et sociale, doit donc s’adjoindre une réflexion sur le terme de morale.
L’Europe distingue entre morales de régulation, sociales, essentiellement négatives, reconnues nécessaires mais purement restrictives, et morales de vocation, qui portent au déploiement d’un moi-sujet en le reliant à l’objet ultime de toute aspiration, autrement dit l’ « inconditionné » (unbedingt) ou l’absolu. Mais cette dernière sorte de morale, en dépit de l’autonomie du sujet qu’elle affirme, reste dépendante d’un supposé théologique.
Or, la civilisation chinoise modifie cette configuration. La question morale s’est y traditionnellement pensée, non pas à partir d’une Révélation divine (il n’y a pas de grand Récit ni de Commandements), mais à partir d’une Régulation du monde (la pensée du Ciel s’infléchissant de l’idée d’un Dieu personnel à celle d’un cours naturel du grand Procès des choses). C’est pourquoi la Chine a pu concevoir la régulation sociale comme la voie même d’une élévation morale. Selon la formule de Confucius, constamment reprise, s’il faut triompher de ses désirs et « se surmonter soi-même », c’est pour « revenir aux rites » qui sont les normes comportementales établies par la société (ke ji fu li克己复礼). Que nous ne disposions pas d’autre terme que rite, en langue européenne, pour en exprimer la portée, suffit à faire apparaître combien cette conception chinoise échoue à s’emboîter dans les catégories et les séparations de plans, société et morale, dont sont nés en Europe l’idéal et la liberté.
Montesquieu avait déjà souligné, dans L’Esprit des lois, cette absence de rupture et de distinction concernant ce qu’on appelait alors le « cas chinois » : « Les législateurs de la Chine firent plus ; ils confondirent la religion, les lois, les mœurs et les manières : tout cela fut la morale, tout cela fut la vertu. Les préceptes qui regardaient ces quatre points furent ce qu’on appela les rites. » « Confusion », dit-on ainsi d’Europe. Mais pourquoi avoir séparé, répondra-t-on de Chine, l’absolu du religieux d’une part, le pragmatique et le familier des mœurs de l’autre ? Pourquoi donc avoir introduit une fracture, si ce n’est par schizophrénie occidentale, séparant l’idéal de l’ordinaire, au sein d’une conduite d’un seul tenant et qui va, traditionnellement, de l’observation des prescriptions dans le temple des ancêtres à la politesse en société ?
D’où l’intérêt qu’il y aurait de part et d’autre à penser la morale dans cet aller-retour entre la morale et la société, l’une se réfléchissant et se concevant à partir de l’autre et sans qu’aucune des deux prétende à la pérennité et veuille servir de « fondement ». A chaque état de la société de trouver sa formulation morale et, de même, à chaque nouvelle exigence morale de trouver sa formulation sociale. Mais faut-il renoncer pour autant à ce qu’une telle morale, bien qu’inscrite dans l’Histoire et ses mutations, puisse contribuer à une « élévation » et promotion des sujets individuels ?
François Jullien / Régis Debray
INTERVENANTS
M. Olivier ABEL Philosophe
Contradiction des éthiques, ou morale(s) sous tension
M. Alexandre ADLER Historien, journaliste
Aspects historiques de la morale
M. Daniel BOUGNOUX Professeur émérite à l’Université de Grenoble
L’éthique, la morale et les moeurs
M. CHU Xiaoquan Professeur à l’Université Fudan de Shanghai
Le statut du « si » et son évolution dans le concept de morale en Chine
M. Nicolas COLIN Inspecteur des Finances, maître de conférences à Sciences Po
L’ère de la multitude
M. CUI Hongjian Directeur du Département Europe de l’Institut Chinois d’Etudes Internationales
Construction morale et évolution sociale : défi et opportunité pour la Chine
M. Régis DEBRAY Philosophe, écrivain, membre de l’Académie Goncourt
Les pièges de la morale
Mme Caroline GALACTEROS Docteur en sciences politiques, Directrice du cabinet de formation en intelligence stratégique Planeting
Morale occidentale et influence internationale : du déclin au sursaut ?
M. GUAN Kai Chercheur et professeur à l’Université des Minorités de Pékin
Le dilemme moral du nationalisme en Chine contemporaine
M. GUO Xiangang Vice-Président de l’Institut Chinois d’Etudes Internationales
Nature humaine et morale
Mme Blandine KRIEGEL Philosophe, Professeur des universités, ancien membre du Conseil consultatif national d’éthique
La double source des valeurs en France
M. Pierre MOREL Ancien Ambassadeur, Vice-Président de la Fondation Victor Segalen
Sécularisation et résistance du religieux
M. Alain PEYRAUBE Sinologue, Président du Conseil scientifique de la Fondation des Treilles
Y a-t-il un relativisme éthique ?
M. QIN Yaqing Vice-Président de l’Institut des Affaires étrangères
Zhong Yong : pensée et conduite de soi en tant que morale sociale
M. QU Xing Président de l’Institut Chinois d’Etudes internationales
Concept de morale en Chine à travers l’évolution sociale
M. Philippe RATTE Historien
L’universel par contrepoint
M. Jean-Paul TCHANG Président de WST & Partners
Base morale de la légitimité politique (la corruption)
M. WANG Jiann-Yuh Directeur de la Fondation Victor Segalen
La morale aux dépens du droit
M. WU Hongmiao Doyen et directeur du Département de français de l’Université de Wuhan
La cause du malentendu en Chine sur deux concepts de François Jullien : « écart » et « distance »
M. XU Tiebing Professeur à l’Université de la Communication de Pékin
Religion, sécularisation et morale sociale
M. YU Hai Professeur à l’Académie du développement social et des politiques publiques à l’Université Fudan de Shanghai
Les mutations de la morale dans la société chinoise considérées du point de vue de la « Me Generation »
M. ZHAO Tingyang Chercheur à l’Institut de philosophie de l’Académie des Sciences sociales de Chine
Pourquoi les choses bonnes sont-elles bonnes ?